De la peinture comme expérience
Texte de Philippe Bousquet

On entre dans l’atelier, on discute, on plaisante. On est en visite, il va falloir dire que c’est beau. Ça, évidemment, la peinture, on connaît, tellement d’expositions, de vernissages. Là, on est dans une grange, en pleine campagne. Un lieu comme abandonné, habité par des toiles et des souvenirs.

Le premier contact est un choc, notre regard est saturé. La peinture de Luco, c'est une profusion. Profusion de couleurs, de formes, de corps, un enchevêtrement complexe qui déchire, destructure une réalité. Mais aussitôt cette réalité brisée devient paradoxalement palpable. Comme la poésie, cette peinture joue du rapport non entre le mot et la chose mais entre le trait et la chose. Le trait vaut plus que la chose représentée. C'est dans la destructuration même des corps qu'il recrée plus qu'une femme, une manière de quintessence féminine où l'absence apparente de mimésis permet d'autant mieux de reconnaître là un geste, là une attitude, là un sentiment. Ce n'est pas un portrait, c'est la femme, c'est l’homme, le baiser, l'amour, la maternité ou la violence qu'il peint.

Insensiblement, on s’est approché, comme pour mieux saisir cette matière. Cette expérimentation picturale est pour nous, spectateurs, une réelle expérience, neuve, à laquelle on ne pouvait s’être préparé. Car ce travail est avant tout du sentiment mêlé au trait. Sentiment de connivence amusée avec ses pairs, voire ses pères. Au détour d'un détail, d'un motif ou même d'un sujet, nous voilà chez Giotto, Bronzino, El Gréco , Tintoret ou Picasso. Mais toujours, de la source destructurée et retravaillée, naît une signification nouvelle, comme l’exploration d’un possible laissé jadis en suspens par les maîtres anciens. Ces toiles ne sont jamais décoratives : elles racontent une histoire, une émotion, elles nous saisissent, nous dérangent ou nous séduisent, mais ne peuvent nous laisser indifférents. Le pinceau passe toujours là où ça nous fait mal, souligne le malaise, le trouble. Ce sentiment mis à nu est de l’ordre de la fascination.

Puis on s’approche encore et la surprise succède au malaise : en changeant de point de vue, la toile s'illumine, des détails jusque là insignifiants la révèlent et en modifient le sens. Encore un peu plus près : au delà de la couleur, c'est de la couture, de la transparence, du relief, des découpages, des poëmes. Le sentiment de profondeur est alors vertigineux et le malaise, un instant estompé, revient avec d’autant plus de force : la fascination parfois morbide ne nous épargne pas lorsque le corps déchiré est réellement découpé puis suturé à même la toile. Les transparences, les reliefs, les collages, construisent un sens qui se superpose à ce sens général dont nous mesurons alors combien nous l’avions mal perçu. La technique corrige le sens, l’enrichit ou, plutôt, le bouscule. La profusion de formes et de couleurs devient une profusion de techniques. Et le fond et la forme s’interpénètrent. Est-ce une expérimentation technique? Est-ce une composition avec personnages ? On ne peut le dire mais on sait, inconsciemment, de quoi ça parle.

Sans y prendre garde, nous voilà installés dans la toile à présent. Inquiets, comme épiés, tant le sens et cette matière sont instables. Car cette profusion, c'est aussi la somme de nos fantasmes, de nos tabous et les voir ainsi exhibés nous force à participer à cette petite histoire, le temps d'une toile. On peut refuser de regarder mais tout regard est impliquant, et presque réciproque avec une oeuvre ou chacun est contraint de mettre un peu de soi et de s’exhiber à son tour dans une contemplation qui est, nécessairement, fureteuse, active, fiévreuse parfois.

On ressort de la toile, on s’en extrait. Qu’a-t-on vu? Mais quel peintre a-t-on vu ? Celui des visages et des corps tout en formes, celui des paysages aux arbres contorsionnés ou celui de la " main gauche ", où visages et corps se jouent de l'analyse ? C'est un tout. Là aussi, dans ce voyage au coeur de 30 années de peinture, le vertige s’amplifie. Les arbres de 2004 sont les formes des femmes de 1976. Les tableaux s’emboitent les uns avec les autres, se répondent. Tiens, l’autodidacte en perpétuelle recherche aurait-il un style propre? Une peinture à lui ? Les “Ateliers”, associant souvent trois genres montrent leur symbiose et leur complémentarité. Loin de s’opposer, ils se construisent et se nourrissent les uns des autres, dans un jeu permanent entre différents styles, différentes tentatives, diverses expériences. Mais au fond, une seule inspiration : les corps. Corps des unes et corps des autres. Des courbes des paysages à celles des femmes, des diptyques colorés aux assemblages sombres et indéchiffrables, il y a ce seul amour des formes, du plaisir à les représenter, les exhiber et les offrir. Luco.E nous raconte à travers ses toiles.

On comprend, trop tard peut-être. Ce petit voyage à l'intérieur d’une toile, d’un atelier, c’est un voyage à l’intérieur d’une conscience, la nôtre, la sienne mais aussi un peu celle de tout un chacun qui osera voir ainsi représentée la part fantasmatique de son être. Ça y est, on sort, sur la pointe des pieds. On ne veut pas déranger tous ces souvenirs, toutes ces émotions fixées sur des toiles qui, au détour d’un regard prennent vie et nous emportent. Nous pensions voir un tableau de plus et ce sont des miroirs que nous avons trouvés. Cette grange n’est pas abandonnée, ces nombreuses toiles ne dorment pas, elles sont chez elles, elles se reposent, dans l’attente d’un regard à capturer.

P. Bousquet